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Que faire pour…
ASSURER LA PROTECTION DE LA SANTE ?

Illustration par le Congo.

I. Que faire pour...

En juin 2012, l’OIT adoptait la recommandation 202 sur les socles de protection sociale, après que la question soit progressivement revenue à l’ordre du jour dans les grandes agences onusiennes telles l’UNICEF et l’OMS, et même à la Banque Mondiale.

Dès 2005, l’Assemblée Mondiale de la Santé, déclarait1 : « Tout individu doit pouvoir accéder aux services de santé sans être confronté à des difficultés financières. L’obligation de payer directement pour des services au moment du besoin même, empêche des dizaines de millions de personnes de recevoir les soins médicaux qui leur sont nécessaires… ». Ainsi la couverture universelle en santé était-elle mise à l’ordre du jour, suite au constat d’une situation sanitaire désastreuse dans de nombreux pays du Sud : « Si dans les pays développés, la proportion des accouchements assistés atteint près de 100% (et les taux de mortalité maternelle sont les plus faibles), dans certains pays, cette proportion peut être inférieure à 10%. Les mêmes variations peuvent être observées à l’intérieur même des pays selon qu’on appartient à la classe supérieure ou aux classes populaires. »2.

Comment agir concrètement dans une situation telle que celle que vit la République Démocratique du Congo (RDC) ? Mise en perspective par un acteur engagé dans le développement des mutuelles de santé.


La RDC figure parmi les pays les plus pauvres au monde malgré une richesse abondante du sol et du sous-sol. Plus de 75 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. L’espérance moyenne de vie y est d’une cinquantaine d’années. La mortalité infantojuvénile reste très importante (158/1.000 naissances vivantes) ; les épidémies (rougeole, choléra…) y causent toujours la mort. On compte encore plus de 550 décès maternels sur 100.000 naissances et on estime à 150 à 200.000 les décès d’enfants de moins de 5 ans à cause du paludisme…

Le secteur de la santé y est en situation critique : l’offre de soins est insuffisante et de faible qualité, l’accès aux soins est difficile pour la grande majorité, tant pour des raisons culturelles et géographiques que financières. Les tarifs pratiqués sont excessifs, hors contrôle. Selon les comptes nationaux de la santé, les dépenses de santé/an/habitant étaient en 2012 de treize dollars. Sur ces treize dollars, sept sont à charge de la population, c’est-à-dire des malades3. Dans l’ensemble, les prestations des services et soins de santé sont médiocres. Seuls 8% des hôpitaux généraux de référence (HGR) disposent d’un plateau technique pour la chirurgie, 6% d’entre eux pour l’obstétrique. Le pourcentage de faux médicaments (sans principe actifs, faux ou périmés) est estimé à plus de 80%. Ainsi, en avril 2013, une opération menée dans les principaux ports maritimes africains a-t-elle abouti à la saisie de 550 millions de doses de médicaments illicites, potentiellement dangereux voire mortels selon l’Organisation Mondiale des douanes.

Naturellement, la qualité douteuse des prestations entraîne la baisse de fréquentation et d’utilisation (on estime entre 0,15 et 0,30 le nombre de consultations/an/habitant là où la norme OMS est 1).
Deux tiers des malades n’ont pas recours au système de santé formel, pour cause de non disponibilité, de mauvaise qualité ou de coûts trop élevés. Autrement formulé, si 30% ont recours au réseau de santé public ou confessionnel, 40% pratiquent l’automédication, 9% vont chez les guérisseurs traditionnels, 21% ne font rien.

L’accès à l’eau potable est loin d’être généralisé, (seulement 26% de la population en 2014) ; le problème de l’assainissement des milieux de vie à forte densité de population, ou celui des latrines, restent des défis considérables.

Le droit du travail pose lui aussi problème, notamment quant aux questions relatives aux maladies professionnelles ou les accidents de travail, les normes environnementales, les normes qualité (et/ou leur contrôle) des produits de consommation alimentaire, l’utilisation de produits toxiques dans l’exploitation industrielle de minerais, (le cyanure est utilisé massivement pour l’exploitation industrielle de l’or).
Dans le secteur de la santé, les normes de sécurité pour l’utilisation des appareils de radiologie, ou l’agrément pour l’exploitation de pharmacies… sont obsolètes, n’existent pas ou ne sont pas appliquées.

II. Retour en arrière

Il n’en a pas toujours été ainsi, il est bon de le rappeler.

 1. Les systèmes traditionnels de solidarité familiale qui assumaient la prise en charge des enfants, des vieux et des infirmes se sont considérablement affaiblis, sous les effets multiples et conjugués des colonisations (le vrai choc des civilisations !), de la globalisation, de l’urbanisation rapide et massive. Les valeurs traditionnelles, les pouvoirs coutumiers qui les régulaient tendent à disparaître.

 2. Dans le même temps, les formes modernes de sécurité sociale, introduites pendant la dernière partie de l’époque coloniale, excluent très largement. Les systèmes souffrent d’un grave déficit de financement, sont mal gérés, assurent des couvertures trop faibles pour ne pas dire inexistantes.
Elles sont essentiellement d’inspiration « bismarckienne »4 dans des pays où aujourd’hui, 80% de la population relève de l’économie informelle et de ladébrouille.5
Ainsi, dans le cas du Congo, l’Institut National de Sécurité Sociale (INSS) est-t-il sensé couvrir les travailleurs du secteur privé, pour les accidents du travail, les maladies professionnelles, l’invalidité, la vieillesse, le décès et les charges familiales, à l’exclusion de la santé, tandis que des régimes dits « spéciaux » sont quant à eux sensés couvrir les agents de la fonction publique, le personnel de la Présidence et de la primature, du Ministère de la Justice, les enseignants et les parlementaires. Selon les cas ils devraient couvrir les risques de maladie, la vieillesse, le décès, la fin de mandat, les accidents du travail et les maladies professionnelles.
Ensemble, régimes général et spéciaux confondus couvrent à peine 10% de la population ; le niveau des versements est très faible et de nombreux services ne sont pas assurés.

 3. A de rares exceptions près, en partant, les puissances coloniales n’ont laissé qu’une élite faible et mal préparée à la gestion d’un Etat moderne.
La crise de la dette du Tiers Monde, fin des années 70, et les politiques d’ajustement structurels imposées par la Banque Mondiale et le FMI qui s’en sont suivi ont conduit au retrait quasi-total de l’Etat des secteurs sociaux et de l’éducation, et, plus largement, à la déliquescence de l’administration et des services publics, à l’exception notable des services de sécurité...
Cela se traduit aujourd’hui par l’inefficacité totale des administrations, dans pratiquement tous les secteurs de la vie sociale.

 4. Intégrée de force dans la mondialisation économique, soumise à de fortes pressions pour l’instauration d’un libre échange favorable aux pays occidentaux en contrepartie d’une annulation partielle d’une dette essentiellement illégitime, ne disposant pas d’une industrie capable de créer de la plus-value et des emplois dignes de ce nom, l’Afrique constitue « le maillon faible du système économique mondial » (Samir Amin).
Certes, si la plupart des pays Africains, affichent des taux de croissance supérieurs à ceux de l’Europe, il faut garder à l’esprit qu’on vient de très bas ; la croissance est de toute façon insuffisante au regard de l’évolution démographique ; surtout, ses fruits ne sont absolument pas redistribués de quelque manière que ce soit6. De façon générale, pour le capitalisme mondial, les masses congolaises sont inutiles, et ne constituent même pas une main d’oeuvre à surexploiter.

 5. Prises dans des logiques de débrouille et de survie quotidienne, il est bien malaisé pour les populations de s’investir dans des projets collectifs porteurs d’avenir, dans des logiques de prévoyance et de solidarité longue, de structurer et d’articuler des outils de revendication efficaces.

Ainsi, les défis à relever le sont-ils par des Etats faibles ET des sociétés civiles vivantes, mais peu structurées au-delà du niveau local et sectoriel.

III. la P.S. mise à l'ordre du jour?

Plusieurs époques successives doivent être distinguées : l’Histoire est faite d’allerretour, de progrès limités, de reculs, de contradictions.

En 1978, de grands espoirs ont été placés dans la conférence internationale d’Alma Ata, qui soulignait la nécessité d’une action urgente de tous les gouvernements et de la communauté internationale pour promouvoir la santé de tous les peuples.
Malheureusement, presque aussitôt, la vague néolibérale des années 80 et ses plans d’ajustement structurel, ruinait tout.

En 1987, l’initiative de Bamako réunissait les ministres africains de la santé dans le cadre du comité régional de l’OMS : ensemble, ils prenaient acte de l’impossibilité des Etats à couvrir les dépenses de santé ; ils ont alors prôné d’autres approches, dont celle des mutuelles de santé. Malheureusement, certains y ont tiré argument pour prôner une politique de « recouvrement des coûts ».

L’aggravation rapide et profonde des inégalités et des situations de pauvreté extrêmes, et plus encore les émeutes de la faim, ont alors poussé à prendre de nouvelles initiatives pour adoucir les politiques menées jusqu’alors : c’est le contexte des « objectifs du millénaire pour le développement ».
Dans le secteur de la santé, ceux-ci sont lancés sans moyens suffisants ; ils sélectionnent arbitrairement certaines pathologies (par exemple le sida, sans doute parce qu’il menace aussi le Nord…), et ce au détriment d’une approche globale et transversale des soins de santé primaires. Plus encore, ils font l’impasse sur les causes fondamentales et les déterminants sociaux et économiques de la santé. Ils sont dès lors voués à l’échec : c’est clairement le cas pour l’Afrique.

Complémentairement aux objectifs du millénaire, les grandes institutions financières internationales imposent des politiques de réduction de la grande pauvreté en contrepartie des aides octroyées aux pays pauvres.
Enfin, aujourd’hui, sous l’impulsion de l’OIT, le concept de « protection sociale » vient à l’ordre du jour. Incontestablement, il s’agit là d’une réelle avancée et d’une opportunité à saisir.

IV. Une opportunité, mais avec des réserves

Trois réserves sont pourtant à formuler.

 1. L’affirmation de la nécessité pour tous les pays de se doter de dispositifs de protection sociale est d’emblée tempérée par l’utilisation du concept de « socle de protection sociale ».
Certes, il faut bien commencer par quelque chose, et avancer pas à pas, mais il faut rester vigilant à ce que cela ne devienne un objectif a minima d’une protection sociale au rabais pour les pauvres.

 2. Certaines agences des Nations Unies (Unicef…) ainsi que la Banque Mondiale n’ont pas pour autant renoncé à leur vision : c’est désormais sous le vocable de protection sociale qu’ils défendent une vision de réduction de la pauvreté via des stratégies de filet de protection sociale : à l’examen, ceux-ci relèvent plutôt de l’aide sociale aux plus démunis.
Ainsi, les politiques dites de transfert monétaire direct, qui généralement opèrent des ciblages stricts, remplacentelles les services publics plutôt que d’être conçues comme revenus de complément.
A de rares exceptions près, ils sont financés par l’extérieur… Ce n’est évidemment pas cette vision que nous défendrons, mais bien celle développée par le BIT et l’OIT.

 3. Comme la démocratie, les politiques sociales ne s’imposent pas de l’extérieur. Aussi bien intentionnés soient-ils, les dirigeants ou les experts des instances internationales ou des coopérations bilatérales et multilatérales, courent à l’échec, s’ils ne prennent pas en compte les réalités internes.
On ne peut pas escamoter les phases, souvent lentes, de maturation des politiques, de conception et d’élaboration d’une vision politique nécessitant rapports de force internes et arbitrages.
Mettre en oeuvre des dispositifs qui répondent aux capacités, aux moyens et aux volontés populaires ne se fait pas en quelques jours : l’enthousiasme des nouveaux convertis de la protection sociale ne remplacera jamais cette lente maturation, quelle que soit l’importance des moyens financiers et techniques mis sur la table ! En dépit de la Déclaration de Paris qui, en 2005, dans sa définition des principes d’efficacité en matière d’aide au développement, mettait en avant les principes d’appropriation et d’alignement (du bailleur sur la vision du pays, faut-il le préciser…), on observe au contraire l’imposition larvée mais réelle des visions du bailleur aux pays concernés. Illustration par le Congo : le gouvernement sollicitera le financement de la Banque Mondiale pour la mise en oeuvre du processus ; ainsi la Banque a-telle beau jeu d’imposer sa vision de « filet social » pour les plus pauvres, tout en rejetant les modèles contributifs sans lesquels il est impossible de financer une protection sociale pour tous. Lorsque ses technocrates débarquent de Genève, l’OMS ne fait guère mieux : ils dissèquent et critiquent pour finalement faire passer à la trappe le projet de Loi sur la Couverture Universelle en santé qu’avait préparé le Ministère de la Santé sous l’argument qu’il ne correspond pas à ses standards.

Au vrai, l’OMS ne croit pas aux Mutuelles de Santé d’initiative populaire et facultatives comme chemin vers la couverture universelle. Elle veut imposer sa vision d’assurance maladie obligatoire, mise en oeuvre dans des délais courts, et en faisant l’impasse sur les questions de financement durable, de cadres et personnels compétents, du fait que l’offre de soins est inégale voire inexistante dans certains secteurs… La coopération technique belge semble la rejoindre sur ce point.

V. Préalables pour construire

Certes, les politiques de santé sont importantes. Elles ne pèsent pourtant que partiellement sur l’état de santé d’une population. Le niveau de bonne santé ne dépend pas uniquement, loin s’en faut, du niveau de dépenses de santé. Les déterminants économiques et sociaux sont eux aussi importants.
La pauvreté, la guerre et son cortège de réfugiés et d’épidémie, les conditions de logement, la qualité et la quantité de la nourriture, l’eau, les défis climatiques… pèsent lourdement dans l’équation. Le droit au travail, aux services publics, à un environnement de qualité constituent des fondements incontournables d’une amélioration de la santé.
Le droit du travail, sa formalisation, la diminution du chômage, le relèvement des salaires minimaux sont des enjeux majeurs pour une bonne santé.

Pour être efficaces et efficients, les soins de santé, tant curatifs que préventifs, doivent s’inscrire dans une organisation générale, un SYSTÈME DE SANTE. Dans la plupart des pays d’Afrique (notamment en RDC), celui-ci est terriblement fragilisé, disloqué par le manque de financement, l’incohérence des politiques, les logiques verticales des grands programmes de lutte contre certaines maladies, la présence de grosses ONG qui travaillent en parallèle… Jusqu’il y a peu, la RDC recensait 52 programmes verticaux au sein du Ministère de la Santé, 42 circuits différents de distribution de médicaments, parallèles au Service National d’Approvisionnement en Médicaments.

La reconstruction d’un Etat de droit, disposant d’une administration et de services publics dignes de ce nom, est impérative et incontournable. Cet Etat devra être capable de :

 1. Mettre en place les mécanismes de récolte des impôts et garantir leur bonne utilisation. La récolte concernera en premier chef les grandes entreprises multinationales du Nord qui, grâce à des montages fiscaux sophistiqués, éludent une part substantielle de l’impôt qu’elles devraient payer au Sud. Les flux financiers illicites Sud-Nord sont estimés à quelques 1.000 milliards $/an dont 60 à 65% sont imputables aux grandes sociétés internationales. Rien que pour les Etats de l’Afrique subsaharienne, cela représenterait un manque à gagner annuel de près de 200 milliards $.

 2. Décider des dispositifs légaux (les lois, accompagnées des directives qui les rendent effectives), sans pour autant tomber dans l’illusion trop souvent observée que le Droit et la Loi créent la réalité !

 3. Les appliquer en en finançant correctement les implications, dans la durée, en contrôlant et, au besoin, en sanctionnant. EN particulier, si le Ministère de la Santé ne retrouve pas un leadership réel sur le secteur de la santé.

VI. Principes fondamentaux pour construire

D’une part, il faut penser développement endogène et durable, notamment sur la question essentielle du financement de la santé. C’est une question de Souveraineté Nationale, au même titre que l’inviolabilité du Territoire !
D’autre part, la santé n’est pas une affaire privée. Comme droit humain de base, elle relève de la responsabilité des Etats et des communautés. En Afrique, en RDC, la population est de loin le principal contributeur au financement des soins, tout en n’ayant absolument pas voix au chapitre.

VII. Améliorer l’offre

Il est urgent de contrôler au plus près la réalité de l’offre de soins. Il faut que le Ministère de la Santé retrouve son leadership, des capacités à fixer les normes, à réguler, à contrôler et sanctionner. Un monitoring constant de la qualité des soins doit être mis en place, les protocoles thérapeutiques doivent être définis et imposés comme norme minimale de la qualité des soins, la tarification forfaitaire mise en place et imposée à toutes les structures sanitaires agréées et son application contrôlée. L’approvisionnement en médicaments génériques essentiels constitue un des enjeux prioritaires.

L’augmentation graduelle des financements endogènes pour la santé doit être affectée à la fois et en même temps à l’amélioration des infrastructures, équipements, matériels, médicaments, et à l’amélioration sensible des rémunérations des professionnels de la santé, afin de mettre fin à l’exode médical interne (vers les grandes ONG) ou externe (selon l’OMS, plus de 20.000 professionnels de la santé quittent l’Afrique chaque année pour les pays riches).

Les politiques humanitaires d’urgence veulent la gratuité des soins, mais telle que celle-ci est mise en place par les grandes ONG occidentales, cela pose plus de questions que cela n’en résout. Les politiques urgentistes doivent être strictement balisées et relever de l’autorité de l’Etat, qu’elles contournent allègrement la plupart du temps. A force de durer, elles finissent par s’ériger en système. Les quelques résultats positifs qu’elles peuvent indéniablement présenter sont partiels, non durables, maintiennent les populations dans une mentalité d’assistés permanents. Quand elles décident de partir, de changer de zone… il ne subsiste rien. Surtout, elles bloquent l’émergence de systèmes endogènes et durables. « A force de reporter l’essentiel au nom de l’urgence, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel » (Edgar Morin)

VIII. Permettre l’accès



Il est impératif de viser à la suppression des paiements directs des soins, en mettant en place des systèmes de prépaiement, graduellement obligatoires, pour réaliser une mutualisation des risques sur une échelle de plus en plus importante.
En Afrique en général, en RDC en particulier, la population est de loin le principal contributeur au financement des soins, mais n’a absolument pas voix au chapitre. Une conviction nous habite :
sans un réel contrôle populaire de proximité sur la qualité des soins et les flux financiers, quels que soient les modèles adoptés, la situation ne pourra pas s’améliorer.

IX. Luttes et organisations populaires



Notre expérience de Mouvement Ouvrier nous enseigne que les conquêtes sociales ne tombent pas du ciel.
Au contraire, elles sont le fruit d’actions, de luttes souvent âpres et longues, menées avec patience, intelligence et détermination par des organisations capables de mobiliser durablement, d’établir un rapport de forces favorable, de peser dans le débat, de se constituer en interlocuteur incontournable.
Le champ de la santé ne fait pas exception à la règle. Quelle qu’en soit la forme, la mise en place de systèmes permettant l’accès de tous aux soins de santé est bien moins une question technique que politique. La santé est une conquête sociale. En 2.000, à Savar au Bengladesh, une assemblée populaire pour la santé regroupait près de 1.500 participants provenant de 92 pays, essentiellement du Sud. De ses travaux sortait la Charte Populaire pour la Santé, qui réaffirmait les principes d’Alma Ata, s’opposait à la privatisation des soins de santé, exigeait l’implication des Etats et consacrait la nécessaire participation populaire.

Cette année encore, à Tunis, à l’occasion du Forum Social Mondial, la question des luttes pour la santé a à nouveau fait l’objet de nombreux échanges et débats. Sur le terrain, de multiples formes d’organisations populaires apparaissent, qui connaissent des succès divers.

Ainsi, en RDC, depuis de nombreuses années, ont été mis en place par zone de santé des « comités de santé » (CODESA) sensés porter la voix des populations. Leurs résultats sont décevants.
Composés de personnes cooptées, professionnels de la santé, responsables de quelques associations locales, notables et responsables politicoadministratifs locaux, dotés de peu de moyens, ils pèsent peu dans les enjeux de qualité des soins ou de leurs coûts.

Les Mutuelles de santé d’initiative populaire, constituées quant à elles sur base volontaire, se développent lentement depuis plusieurs décennies. Elles reviennent à l’ordre du jour de façon plus intense depuis quelques années, grâce notamment, en RDC, à la réussite de leur implantation plus substantielle dans le Sud-Kivu (et une médiatisation intelligente).
Leur taux de pénétration reste pourtant globalement faible, même si ça et là, on peut observer de bons résultats (Bwamanda en Equateur avec plus de 50% de taux de pénétration, l’aire de santé de Ciriri près de Bukavu, avec 27% de la population affiliée…).
Le nombre total d’affiliés à une mutuelle de santé se monte à quelques 500.000 personnes en RDC, sur une population de près de 70 millions d’habitants.

Si faibles soit-il encore, l’impact est positif.
L’étude réalisée dans le Sud-Kivu en 2012 par Ch. Maissin et E. Bahizire relève, entre autres effets, une diminution significative des risques de dépenses « catastrophiques » suite à la nécessité de soins coûteux. L’économie générale des ménages est ainsi préservée, les maigres revenus peuvent être affectés aux études des enfants, à l’amélioration du logement… Aussi et surtout, on observe une diminution importante du taux de morbidité et du taux de mortalité à l’hôpital. Les malades n’attendent plus la dernière extrémité avant de se rendre au Centre de Santé ou à l’hôpital ; on évite ainsi de nombreuses complications parfois fatales, et par ailleurs coûteuses.
Les taux d’accouchement assistés sont élevés, comparables à ceux qu’on observe dans les politiques de gratuité. Enfin, les dettes des patients et le nombre d’ « évasions » est pratiquement nul.
L’effet est rapide sur une certaine amélioration de la qualité des soins. Le travail constant des médecins conseils, qui évaluent les plateaux techniques, l’hygiène, l’existence de diagnostic, de fiches de soins… et qui négocient des améliorations graduelles avec les responsables des formations sanitaires ont des effets positifs, non seulement pour les mutualistes, mais pour toute la population.

A moyen et plus long terme, en sus de l’amélioration immédiate de l’accès financier aux soins, les Mutuelles de Santé se fédèrent, développent des capacités de sensibilisation, d’éducation et de promotion de la santé (par exemple par des campagnes d’utilisation de moustiquaires imprégnées, des actions d’assainissement des milieux…) et de mobilisation.
Elles pèseront suffisamment pour mener un plaidoyer efficace auprès des pouvoirs publics pour la mutualisation des indigents et pour la mise en place de cadres de concertation entre les mutuelles de santé, les ministères et les prestataires.
Elles négocient d’ailleurs déjà des tarifs forfaitaires, l’approvisionnement garanti en médicaments de qualité ; elles le feront de plus en plus efficacement au fur et à mesure de la progression du nombre de membres et de la masse financière qu’elles pourront utiliser comme levier pour « imposer » la qualité des soins et des tarifs corrects.
Au-delà, on assiste à l’émergence progressive mais déterminante d’une organisation sociale populaire, fondée sur un fonctionnement démocratique, des valeurs de solidarités intergénérationnelles, interethniques ou confessionnelles et transcendant les différences sociales ; elle pourra rendre effective la voix de la population sur les questions de santé qui la concerne en premier chef. Elle devrait être suffisamment puissante que pour mener des actions réellement transformatrices du milieu et des sociétés, en s’attaquant aussi aux racines de la pauvreté et de la maladie.
Son développement ne conduira certes pas de façon linéaire et mécanique, par généralisation progressive, à la couverture de toute la population. Le caractère facultatif de l’adhésion, qui plus est dans un contexte où les déterminants négatifs sont nombreux et pèsent lourd, ne peut permettre une telle couverture universelle.
Pourtant, si elle réussit à rassembler suffisamment pour peser dans le débat politique et dans l’organisation du système de santé, elle peut constituer une avancée majeure sur le chemin de cette couverture et de l’assurance généralisée. L’intérêt (ou la méfiance) qu’elle suscite auprès de certains décideurs politiques l’atteste déjà.
C’est loin d’être gagné : les résultats obtenus sont encore faibles, fragiles, réversibles, peu documentés, et de plus contestés par d’aucuns. Les tarifs excessifs des prestations de soins obligent les mutuelles de santé, si elles veulent survivre, à demander des niveaux de cotisations tels qu’ils excluent de facto une bonne partie de la population.
C’est un peu la quadrature du cercle ; cette (non)politique de tarifs rend l’accès financier aux soins et la capacité à payer la cotisation mutualiste très difficile, voire impossible. La force de pression d’une masse suffisante de citoyens mutualisés est cependant aussi un élément clé du rapport de force nécessaire pour changer la donne… Il existe pourtant une réelle fenêtre d’opportunité en RDC mais elle ne restera pas ouverte très longtemps. A défaut de présenter des résultats plus significatifs, celles et ceux qui, parmi la classe politique, soutiennent la vision de mutuelles de santé et de régimes contributifs, risquent de passer à autre chose, soumis qu’ils sont aux pressions d’agences onusiennes ou de grosses ONG occidentales qui n’en veulent pas.
Les moyens aujourd’hui consacrés à l’émergence et au développement d’un système mutualiste sont dérisoires et insuffisants au regard des financements globaux du secteur de la santé. Mis à part les quelques centaines de milliers de dollars injectés par certaines coopérations bilatérales (Belgique, Suisse, Espagne, France…) ou multilatérales, par le biais de programmes de quelques ONG, la population doit compter sur ses propres moyens.

Le temps nous est compté alors même qu’il faut du temps pour réussir ! L’analyse patiente des milieux, l’intelligence des situations, la lente pédagogie de conscientisation populaire, les méfiances multiples à vaincre, les apprentissages que les mutuelles nécessitent ne font pas bon ménage avec l’impatience des urgentistes ou des politiciens pressés d’afficher des résultats concrets et visibles, ni avec celle d’une opinion publique confrontée à des situations telles qu’elles peuvent difficilement s’investir dans des visions de développement à terme et dans des logiques de prévoyance collective.

X. Entendre l’herbe pousser



Nous ne savons pas ce qu’il faut faire pour garantir la protection sociale en santé. Nous ne savons pas le temps que cela prendra, ni les chemins, détournés ou non, qu’il nous faudra emprunter, ni les formes que prendront demain les systèmes qui assureront la couverture universelle.
Nous ne savons pas si nous allons réussir.

Nous savons pourtant que la santé est un droit de l’homme inaliénable.
Qu’à ce titre, elle ne peut être conditionnée par la capacité à payer, à se déplacer… ni même par ce qu’elle représente comme facteur de développement et de croissance ! Nous savons que nous ne pourrons pas faire l’économie d’actions et de luttes populaires, conduites par des organisations sociales fortes, implantées sur le terrain, et structurées à l’échelle nationale. Nous savons que ce n’est pas un rêve, c’est déjà en marche.
« Il faut savoir entendre l’herbe pousser » (K. Marx).

Ces luttes ne peuvent se cantonner au seul champ de la santé. C’est d’un changement politique profond et radical dont les populations ont besoin.

Nous savons enfin que la solidarité internationale est indispensable.
Il est difficile d’imaginer, dans le contexte actuel de l’Afrique, qu’on puisse s’en sortir sans appuis extérieurs. Ceux-ci sont nécessaires, sur les plans conceptuel, financier, organisationnel, technique, mais aussi politique.
De grands bailleurs, tels la banque mondiale, USAID… tentent, grâce à leur masse de dollars, d’imposer un agenda contraire.
D’autres, comme l’UE, BIT…peuvent s’avérer des alliés. Il faut les travailler. Encore faut-il que les appuis du Nord s’inscrivent dans la durée, qu’ils veillent scrupuleusement à ne pas verser dans la reproduction, fut-elle inconsciente, de modèles du Nord que seules des situations et des contingences particulières ont rendu possibles. Leur conception, leur esprit, leur organisation et leurs méthodes impliquaient un rapport au temps, au travail, à la « modernité », à l’investissement dans l’avenir et à l’accumulation…qui ne sont pas celles des masses Africaines.

Enfin, il est tout à fait fondamental d’accorder une place déterminante aux solidarités Sud-Sud, à travers la construction d’échanges, de réseaux, de plateformes.
Il s’agit de réinventer un nouvel internationalisme, fondé sur les valeurs de solidarité, de complémentarité et de réciprocité entre les peuples.

De façon particulière, la Gauche Européenne doit rompre avec une approche exclusivement humanitaire des drames qui touchent le Sud, cesser de tomber dans le piège de concepts à la mode (« bonne gouvernance », « droit d’ingérence humanitaire »…) et renouer avec une approche politique des enjeux, penser les rapports de force à construire, promouvoir le Droit International, et chercher « à transformer en force pratique les idées qui tourmentent les hommes » (Jean Jaurès). Cette exigence est aussi la nôtre.

(Encart)
Reconstruction de l’Etat


La question cruciale de la (re)construction de l’Etat mériterait à elle seule un large développement que nous ne pouvons faire ici.
Il serait en effet opportun de s’interroger sur la signification du concept même d’Etat dans le contexte de l’Afrique, « continent aux 6.000 langues et aux frontières aberrantes » disent certains. Les frontières, largement issues de la conférence de Berlin en 1885 entérinant le partage de l’Afrique entre les puissances coloniales Européennes, sont confirmées lors de la création de l’Organisation de l’Unité Africaine en 1963, durant laquelle la logique des Etats l’a emporté sur une approche fédéraliste de l’Afrique.
Elles ont brisé les unités ancestrales des multiples ethnies qui composent la population.
Par exemple, le royaume Kongo s’étendait sur l’Ouest du Congo, une partie du Congo Brazzaville et sur le Nord-Ouest de l’Angola. Aujourd’hui il a disparu, morcelé entre trois Etats différents.
Les conditions dans lesquelles sont nés ces Etats, la colonisation puis les processus de décolonisation, n’ont permis que très imparfaitement et très sommairement l’émergence d’un véritable sentiment d’appartenance à une même Nation.
Or, la conscience de l’unité, de la construction d’un même destin est au fondement de la Nation. Elle « surdétermine » les inévitables différences, contradictions et antagonismes qui existent dans toute communauté humaine. Dans la plupart des Etats Africains, cette conscience nationale peut s’exprimer avec force face à des agressions extérieures (c’est le cas pour la RD Congo), mais dès que celles-ci n’existent plus, ce sont généralement les consciences ethniques, tribales qui prennent le dessus sur l’intérêt national.
Les nouvelles bourgeoisies Africaines sont essentiellement des bourgeoisies d’Etat, qui vivent de l’accaparation des opportunités offertes par l’exercice du pouvoir. Elles sont soumises au grand capital international, se caractérisant alors essentiellement par leur volonté de mimétisme, de vivre selon les standards de consommation des élites occidentales - l’ostentation en plus.


1. Résolution 58.33.
2. OMS rapport de l’Assemblée Mondiale de la Santé en 2005
3. Dans la Province de l’Equateur, ce pourcentage est estimé à près de 90% !
4. C’est-à-dire comme en Belgique : une sécurité sociale fondée sur l’assurance professionnelle et financée par des cotisations.
5. Certains chercheurs affirment que le secteur salarié de la RDC représenterait aujourd’hui 30% de la population active. Il faut pourtant relever d’une part que les emplois dans le secteur formel sont rarement à durée indéterminée - il y a de fréquents aller-retour entre informel et formel -, d’autre part que les salaires sont souvent trop bas pour subvenir aux besoins de toute une famille, contraignant les salariés, comme les fonctionnaires, à des activités informelles complémentaires et parallèles.
D’autre part encore, l’incurie de l’Institut National de Sécurité Sociale et la méfiance à son encontre, poussent de nombreux employeurs à mettre en place des mécanismes permettant de réduire au maximum la hauteur des salaires soumis au précompte professionnel et aux cotisations sociales.
6. Ces bons taux de croissance s’expliquent principalement d’une part par l’industrie d’extraction minière ou pétrolière, largement voire exclusivement contrôlée par des multinationales, d’autre part par la variation des prix des matières premières sur le marché mondial.
Les économies Africaines génèrent peu de valeur ajoutées locales, elles ne transforment guère.

Luc Dusoulier
ASBL Solidarité Santé Sud.

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