I. Contexte général
Le document de la Politique Nationale de la Protection Sociale en République Démocratique du Congo (RDC) se rédige dans un contexte tant international que national nécessaire à éclairer en quelques points. Pour le saisir pleinement, il est utile de dépasser le contexte strict de la Protection Sociale.
1.1. Contextes et situations à l’échelle mondiale
1.1.1. Vue d’ensemble
Le contexte à l’échelle mondiale peut être saisi à travers cinq incertitudes fondamentales qui traversent toutes les sociétés, du Nord au Sud, d’Est en Ouest. Ce sont des incertitudes qui affectent, d’une manière ou d’une autre, la RDC : incertitude environnementale (changement climatique, crise énergétique, menace sur la biodiversité), incertitude démographique (urbanisation rapide, doublement de la population africaine d’ici 2050), incertitude économique (crise financière, émergence de nouvelles puissances, poids grandissant des entreprises transnationales, concentration des richesses), incertitude politique (montée en force des fondamentalismes, essoufflement des modèles démocratiques représentatifs) et incertitude technologique (manipulation du génome, dépendance vis-à-vis des nouvelles technologies). Ces cinq incertitudes, d’un côté, inquiètent mais, en même temps, d’un autre côté, elles mettent en lumière un certain nombre de dynamiques positives qui redonnent des couleurs à l’espérance. Car, partout dans le monde, des groupes, des communautés, des collectivités affrontent ces incertitudes avec courage et créativité.
Sur le plan économique, de manière générale, on constate partout dans le monde la montée en puissance du néolibéralisme comme modèle hégémonique, un modèle qui fait la part belle aux gagnants du jeu économique, en général les riches qui l’emportent aux dépens des pauvres et des vulnérables. Dans son sillage, ce modèle promeut implicitement une certaine conception du monde et un certain genre d’individus. Ce sont des individus davantage centrés sur leurs intérêts, vivant dans l’immédiat, peu soucieux du sort réservés aux perdants du système. Le néolibéralisme ne cherche pas seulement à autonomiser les marchés et à réduire au minimum l’intervention de l’Etat, il vise aussi la transformation des manières de vivre et des valeurs en société. En particulier, il met en difficulté les institutions et dispositifs de solidarité en même temps qu’il entrave la redistribution des richesses en promouvant la compétition comme mode de vie en société.
C’est pourquoi, partout dans le monde, l’enjeu de la solidarité devient de plus en plus crucial, quelle que soit l’échelle considérée, quel que soit le contexte. C’est pourquoi aussi la « réinvention » et la généralisation d’une nouvelle culture de la solidarité devient pressante. Partout une double tâche attend tous ceux et toutes celles qui sont soucieux de progrès dans le « vivre ensemble » : d’un côté, il faut déconstruire un monde désormais trop incertain, de l’autre il faut en (re)construire un nouveau, porteur d’espoir et d’avenir pour tous et toutes.
C’est dans cette logique que des avancées en matière de Protection Sociale sont attendues. En effet, la Protection Sociale est l’une des voies privilégiées par lesquelles un Etat peut à la fois prendre soin de sa population et reconstruire la solidarité qui fonde la Nation qu’il incarne.
Le défi est cependant ambitieux et la conjoncture délicate. En effet, d’après le rapport mondial publié en 2015 par l’OIT, quelques 122 pays auraient réduit leurs dépenses sociales depuis 2010 dans le sillage d’une politique de réduction des dépenses publiques dont les plus pauvres font les frais. Les coupes, parfois engagées sous couvert de programmes d’austérité, visent notamment les subventions, les investissements, prestations ou services rendus dans des secteurs tels que la santé, l’éducation ou l’aide sociale1.
Cette tendance est à souligner alors que de manière générale, la contribution des pays africains n’est guère élevée (sauf le Lesotho ou l’Afrique du Sud, elle ne dépasse pas 8% et pour la plupart s’élève à moins de 5%, moins de 3% pour la RDC). Pour les pays qui ont adopté des politiques de Protection Sociale, l’accent est placé sur les plus vulnérables, les politiques de gratuité des soins de santé, plus rarement sur des programmes de transfert monétaires.
En même temps, la tendance mondiale est à l’accroissement des inégalités, en particulier l’écart entre les riches et les pauvres. En Afrique, la situation est toutefois contrastée : cette tendance se vérifierait de manière flagrante dans des pays tels que le Ghana, le Burundi, la Côte d’Ivoire, le Niger,… (pour le période 2000-2008) mais moins nettement dans d’autres tels que l’Ouganda, le Kenya, le Sénégal,… (pour la même période 2000-20082). Or, en même temps, près de 40% de la population mondiale échappe à toute couverture des frais de santé, ce qui signifie que les ménages les supportent, tant bien que mal. De manière générale, partout dans le monde, une masse grandissante de pauvres sont contraints de faire face seuls aux risques de la vie.
1.1.2. Initiatives et engagements en Afrique en matière de la Protection sociale
Depuis les années 2000, les pays africains ont pris une série d’engagements en faveur du développement de mesures et d’institutions de Protection Sociale. Cela se vérifie à la lumière de diverses conférences ou déclarations, notamment les suivantes qui ont eu un grand retentissement :
La Conférence le Livingstone (Zambie) du 23 mars 2006 sur la Protection Sociale qui a mis en avant l’importance des transferts sociaux pour lutter contre la pauvreté. Cette conférence de trois jours réunissant 13 pays africains s’est clôturée sur un appel pour l’action insistant sur l’élaboration de plans de transferts sociaux nationaux. Ses participants ont préconisé la mise en place générale d’un ensemble de prestations sociales de base;
La session de la Commission de l’Union Africaine en charge des affaires sociales en date du 28 au 31 octobre 2008 à Windhoek (Namibie) qui visait à jeter les bases d’un cadre de politique sociale pour l’Afrique en examinant plus particulièrement 15 grands domaines d’action ;
Le 2ème Colloque africain sur le travail décent (Yaoundé/Cameroun) en date du 06 au 08 octobre 2010 qui avait comme thème « construire un socle de protection sociale avec le Pacte mondial pour l’emploi ». Le Colloque s’est attaché à définir, dans les contextes africains, les dimensions verticales et horizontales du socle de la Protection Sociale, à promouvoir la convention n°102 de l’OIT ;
La Conférence de Cap Town (Afrique du Sud) sur la protection sociale des enfants en date du 28 au 30 avril 2014 qui a fait des enfants, de leur éducation, leur santé et leur alimentation, une priorité.
La rencontre annuelle de la Communauté de pratique (CoP) sur les transferts sociaux monétaires en Afrique subsaharienne du 17 au 21 mars à Niamey au Niger. La CoP a pour objectif de contribuer à la mise en place de programmes de transferts monétaires efficaces au sein de systèmes intégrés de protection sociale en Afrique.
Parmi les instruments et textes internationaux qui font autorité en Afrique, il y a la convention n°102 et la recommandation 202 de l’OIT. Ce dernier inspire directement la logique du socle de la Protection Sociale. Quatre dimensions prioritaires y ont été définies : l’accès à la santé, l’enfance dans trois domaines clefs (alimentation, santé et éducation), le revenu pour les personnes en situation difficile et le troisième âge.
La recommandation n°202 est importante car elle souligne la nature progressive de la construction de la Protection Sociale. Elle institue particulièrement la double perspective d’une dimension verticale qui vise à assurer progressivement des niveaux de plus en plus élevés de protection et d’une dimension horizontale qui pose les garanties du socle de la Protection Sociale.
La politique nationale en matière de Protection Sociale en RD Congo prend acte de ces événements et instruments et des progrès qu’ils promeuvent.
1.2. Contexte national
1.2.1. Le pays : situations et tendances
La Protection Sociale en RDC se construit dans un contexte et dans une conjoncture nécessaire à préciser en quelques points clefs :
La croissance démographique soutenue se maintient : d’ici les prochaines années, la population devrait continuer à s’accroître à un rythme élevé, de sorte qu’on s’attend à ce qu’elle atteigne la centaine de millions à l’horizon 2035-2040.
On observe une dynamique démographique caractérisée par des déséquilibres dans la répartition de la population : 61,2% en milieu rural et 38,2% en milieu urbain ; la population est très jeune avec 50% des congolais qui sont âgés de 16 ans au moins, ce qui donne un rapport de dépendance économique très élevé, estimé à 0,95 soit près d’une personne inactive à prendre en charge par une personne active3.
Des transformations profondes affectent le fonctionnement des communautés, notamment du fait de l’urbanisation et de l’accroissement rapide des concentrations de population urbaine. Les rapports de proximité mais aussi les liens de solidarité sont en voie de reconfiguration, ils s‘estompent pour faire place à des situations difficiles, parfois conflictuelles. On constate en particulier l’effritement croissant des mécanismes de redistribution sur lesquels reposaient les familles. Ainsi, par exemple, les aînés sont de moins en moins pris en charge par leurs descendants directs. En même temps, les familles elles-mêmes, tant leur structure que leur fonctionnement, se transforment radicalement.
L’image de l’Etat dans l’esprit de beaucoup de Congolais est négative. Le plus souvent, l’Etat est absent de leur conscience. L’Etat, ses ressources et ses prérogatives sont régulièrement assimilées à des rentes qu’il faudrait s’accaparer pour soi et les siens. Les services publics deviennent alors une opportunité pour s’enrichir indûment avec pour conséquence des performances médiocres. Dans le sillage direct de cette dégradation, on observe l’érosion du sentiment national et l’effritement du respect de l’autorité publique. A terme, c’est l’unité du pays, la paix et sa stabilité qui sont en jeu.
La vulnérabilité et à sa suite la pauvreté ne cesse de s’accroître. La majorité des Congolais vivent avec moins de un dollar américain par jour, montant considéré comme le seuil de pauvreté. Dans les villes comme dans les campagnes les situations d’indigence, temporaire ou chronique, se multiplient et s’intensifient.
En dépit de progrès récent, une majorité des enfants n’ont pas accès à une éducation de qualité. Les infrastructures et l’encadrement scolaire sont largement déficients. Il en résulte que le taux de déperdition scolaire est élevé de sorte qu’une majorité d’enfants en âge scolaire ne fréquente aucun établissement scolaire. Par ailleurs, l’alimentation de qualité des enfants en bas âge (de 0 à 5 ans) reste problématique dans l’ensemble du pays, y compris dans les grandes villes.
L’accès à la santé de la plupart des Congolais est médiocre. Non seulement le coût des prestations dépasse régulièrement leurs capacités financières, mais en outre la qualité des services offerts est médiocre. En effet, la deuxième enquête démographique et de santé (EDSRDC II. 2013-2014) présente 3,1% de couverture en assurance maladie fournie par l’employeur avec de variation de 6,2 dans le milieu urbain et de 0,4 dans le milieu rural. Concernant les mutuelles communautaires, l’enquête a présenté un taux de couverture de 1,4% avec une variation de 1,9% dans le milieu urbain et 0,9% dans le milieu rural.
En rapport avec l’accès aux soins de maternité, la même enquête note une proportion de 24% en milieu rural et de 6% dans le milieu urbain de femmes qui ont accouché à domicile.
Par ailleurs, la répartition des infrastructures et des compétences médicales dans l’espace national est source de grands déséquilibres.
Sur le plan politique, la paix est revenue dans l’espace nationale même si les situations restent tendues à l’Est. Le processus de décentralisation est en bonne voie : 26 provinces devraient réellement voir le jour sous peu. Des progrès sont observés dans le champ de la démocratie. Toutefois, de manière générale, la gouvernance des institutions publiques appellent des progrès.
Sur le plan économique, des progrès sensibles sont enregistrés régulièrement depuis une décennie. Tant les infrastructures que les initiatives économiques se sont sensiblement multipliées et bonifiées. Toutefois, le défi du partage des retombées de la croissance et de la redistribution équitable des richesses produites restent un souci majeur.
1.2.2. La Protection Sociale en RD Congo : vue d’ensemble
La Protection Sociale en RDC n’est pas une préoccupation récente. Bien avant l’indépendance, toute une série d’initiatives et de dispositifs avaient été mis en œuvre par le colonisateur. Dès son accession à l’indépendance, la RDC est devenue membre de l’OIT et a eu à ratifier 37 conventions (Conventions fondamentales: 8 sur 8, Convention de gouvernance: 2 sur 4, Conventions techniques: 27 sur 177).
Vers les années 1970, on a constaté un déclin progressif des acquis de la protection sociale. En même temps que les instruments de sécurité sociale perdaient progressivement de leur fonctionnalité, en même temps que l’assistance sociale aux pauvres disparaissait faute d’un budget conséquent, l’économie s’est essentiellement informalisée telle que le montre l’enquête 1-2-3 réalisée en 2012. En effet, du point de vue secteur institutionnel, c’est l’ensemble de secteur informel (agricole et non agricole) qui occupe la première place: 88,6% des actifs occupés y sont employés au niveau national, variant de 62,7 % à Kinshasa à 94,8 % en milieu rural4. Toute la population œuvrant dans l’économie informelle, se retrouve sans aucun dispositif pour les protéger contre les risques, sans accès aux dispositifs ou mesure de Protection Sociale.
Il est possible de souligner en quelques traits la situation contemporaine en matière de Protection Sociale en RDC :
Le pays ne dispose pas aujourd’hui d’une politique nationale susceptible de coaliser tous les efforts entrepris dans le domaine de la Protection Sociale. La RDC a pourtant signé un certain nombre d’engagements internationaux mais sans réellement leur donner une suite. C’est notamment l’engagement pris par tous les Etats membres de l’OIT dont la RDC, d’accorder priorité absolue aux politiques et aux initiatives tendant à étendre la sécurité sociale à ceux qui ne sont pas couverts, à l’occasion de la 89ème Conférence Internationale du Travail, en juin 2001.
De manière générale, le secteur de la Protection sociale est caractérisée par : (i) l’insuffisance dans la couverture et dans la qualité des prestations sociales, (ii) la faible prise en charge des indigents et vulnérables, (iii) l’insuffisance du financement et des actions non pérennes.
Par ailleurs, le déficit de coordination entraine une certaine balkanisation : un nombre important d’acteurs mènent indépendamment les uns des autres des actions disparates, d’envergure variable, qui, parfois, se font concurrence les unes aux autres. Il en résulte d’importants gaspillages et l’impression dominante d’une grande inefficacité et d’une pauvre durabilité. Il y a cependant lieu de remarquer que depuis 2013 des progrès sont enregistrés en matière de coordination interministérielle, notamment sous l’impulsion de l’actuel Premier Ministre.
Les besoins en matière de Protection Sociale sont grandissants, non seulement parce que le pays a traversé plusieurs épisodes de grande instabilité et parfois de guerre, mais aussi plus fondamentalement parce que, en dépit d’indiscutables progrès en matière d’infrastructures économiques et sociales, la pauvreté reste prédominante. En effet, le rapport préliminaire de l’étude SITAN 2014 vient de montrer que la croissance économique observée en RDC à partir des données sur le PIB s’est traduite par une croissance des revenus et de consommation pour 90% de ménages de la RDC.Toutefois, ce rapport attire l’attention sur les 10% de ménages les plus pauvres pour lesquels le revenu a diminué5.
Les mutuelles de santé ont été initiées pour améliorer l’accès financier des populations aux soins de santé. Le nombre de mutuelles a augmenté significativement depuis une dizaine d’années. Cependant, les mutuelles démontrent encore aujourd’hui de faibles taux d’adhésion et de pénétration dans leurs zones de couverture respectives. D’autres insuffisances sont régulièrement observées au niveau des mutuelles de santé :
le niveau de la cotisation qui limite la portée du paquet de services assuré ;
les difficultés rencontrées dans le recouvrement des cotisations ;
la capacité d’autofinancement des mutuelles
les défaillances au niveau de l’offre et de la qualité des services;
la dimension des mutuelles qui sont encore insuffisamment fédérées, limitant le partage des risques et la réalisation d’économies d’échelle.
Toutefois, l’approche des mutuelles de santé peut contribuer directement à la progression vers la couverture sanitaire universelle et peut être considérée comme un levier car, malgré les difficultés mentionnées, le développement des mutuelles aujourd’hui en RDC montre les atouts suivants : (i) les faibles niveaux de cotisation permettent d’avoir des adhésions massives comme à Bwamanda et au Sud-Kivu (plus de 100.000 bénéficiaires), (ii) la persistance du mouvement avec de bons taux de fidélisation sur une longue période malgré que le remboursement des soins ne soit toujours pas subventionné, (iii) le fort intérêt actuel de la population et sa forte réactivité quand elle est engagée, (iv) la professionnalisation progressive de la gestion des mutuelles et leur meilleure capacité à négocier des tarifs préférentiels, (v) l’implication des pouvoirs publics qui a un effet levier sur le développement des mutuelles de santé.
Tous ces éléments, l’un dans l’autre, consolident les bases sur lesquelles la Protection Sociale en RDC peut s’enraciner.