Des droits humains :
universalité et diversité
L’accès à la santé pour tous constitue
le cœur de notre vision. L’expérience
acquise par les membres de l’ASBL
Solidarité Santé Sud permet à cette
dernière de participer efficacement
à la réalisation de cet objectif.
Nous sommes pourtant conscients qu’il
importe de ne pas tomber dans le
piège de la reproduction de modèles
qui ont fait leurs preuves dans nos
sociétés occidentales européennes
(belge en particulier) ; ils sont le
produit de contingences et de spé
cificités particulières, radicalement
différentes des sociétés du Sud qui
se battent aujourd’hui pour rendre
effectif le droit à la santé pour tous.
Notre action est fondée sur l’exigence
d’accès pour tous aux droits
humains, pas seulement les droits
formels, politiques, mais encore les
droits économiques et sociaux.
Elle
poursuit aussi l’objectif d’égalité de
ces droits. Enfin, elle met un accent
particulier sur l’exigence démocratique
comme levier incontournable
et non négociable pour la réalisation
de l’égalité des droits.
Nous reconnaissons toutefois que
la vision occidentale de l’humanisme,
y compris celle de sa pensée
critique, est marquée par l’anthropocentrisme.
Contrairement aux
visions de nombreux peuples du
Sud, elle fait peu cas de la nature et
des autres êtres vivants. L’homme
occidental moderne ne se vit pas
encore, à l’image de ce que l’astrophysicien
vietnamo-américain Sinh
Xuan Thuan aime répéter, comme
une «poussière d’étoiles »...
La vision occidentale des droits de
l’homme fut, de plus, longtemps
marquée par l’individualisme et par
la survalorisation des droits formels,
tels que le droit de voter, de s’exprimer
librement, la liberté de la presse,
laissant pour partie négligeable
ou complètement occultée, les dimensions
des droits économiques
et sociaux (le droit au travail à un
logement décent, à se nourrir, etc.)
et les droits des peuples (le droit à
l’autodétermination, à la propriété
collective des terres, etc.).
Comme le dit le philosophe et sociologue
Edgar Morin, « l’humanisme
a longtemps été monopolisé par
l’homme blanc, adulte occidental ».
Pire, l’universalisme de principe des
valeurs sous-tendant les droits humains
a été gravement entaché par
l’histoire de la domination occidentale
et de la colonisation.
La belle histoire
des Lumières, nonobstant des
résistances et contradictions surgies
au cœur même du monde occidental
(comme l’exemple de Bartholomée
de las Casas, religieux dominicain,
surnommé l’ami des Indiens, qui a
proclamé pour la première fois, il y a
un demi-millénaire, l’universalité des
droits de l’homme) est indissociable
de la colonisation, de l’esclavage,
des génocides des peuples autochtones...
Ces épisodes troubles de
notre histoire récente (génocide des
amérindiens, traite des esclaves...)
sont tous postérieurs à l’émergence
de la philosophie des Lumières.
Le sociologue Indien Ashis Nandy
relève que « le contenu émancipateur
des Lumières s’est ainsi vu dé-
gradé en principe de hiérarchisation
et en marqueur de supériorité ».
Les droits de l’homme sont restés
trop longtemps ceux de l’homme
blanc, jusqu’à les rendre aujourd’hui
encore parfois suspects aux yeux
d’une partie de l’humanité qui interprètent
les valeurs occidentales
comme une forme de légitimation de
l’exploitation et de la domination.
Enfin, la vision occidentale du dé
veloppement, de la démocratie, des
droits de l’homme,... est, encore largement
aujourd’hui, porteuse d’une
certaine idée de progrès.
Cette idée du progrès, si elle ne justifie
plus comme hier, des formes de
violence telles que l’ethnocide, l’esclavage,
sert encore de légitimation
à l’exploitation sans retenue des richesses
naturelles, au déplacement
de populations, à la destruction des
agricultures paysannes, des savoirs
médicaux indigènes…
Tout se passe, comme l’explique le
sociologue et psychologue indien
Ashis Nandy, comme si « l’histoire de
l’Occident devait suffire à guider les
autres civilisations. Le progrès désignerait
ainsi le processus par lequel
la destinée humaine est appelée à
s’accomplir.
Il consiste à dépouiller
chaque culture de ses possibilités
d’évolution pour les dissoudre dans
une vision monolithique... ».
Nous concevons les droits humains
comme un principe normatif universel,
tant par notre conviction que
nous sommes tous des humains,
que par la conscience toujours plus
vive de notre humanité de destin
planétaire.
Cette approche universaliste
prend-elle suffisamment en
compte la diversité des cultures,
des situations concrètes, des manières
de penser et d’appréhender
le monde et ses réalités ?
Dans ses travaux sur les épisté
mologies du Sud, Boaventura de
Sousa Santos explique de façon
très éclairante que la pensée et la vision
occidentale sont profondément
marquées par la quasi-exclusivité
réservée à la science comme mode
de compréhension du réel et de ce
qui peut être considéré comme vrai,
par l’exclusivité du temps linéaire,
la prétention à considérer comme
supérieur ce qui est universel et
mondialisé et enfin, (et surtout) l’incapacité
à concevoir le développement
autrement que sous l’impératif
indiscutable de croissance et de
productivité.
Pourtant, la diversité du monde est
infinie.
Les modes de pensée, de
rapport au temps, à l’espace, à l’organisation
de la vie collective, les savoirs,
les savoirs-faire et les arts de
vivre sont multiples selon les continents,
les pays... La compréhension
du monde dépasse la seule connaissance
occidentale.
Les chemins qui
seront empruntés pour transformer
le monde peuvent être radicalement
différents de ceux prévus et conçus
par la pensée occidentale. Il importe
d’ailleurs de garder à l’esprit que
certains pays du Sud, tels la Chine,
le Vietnam, Cuba, la Thaïlande... ont
mis en place des politiques qui ont
contribué à améliorer de façon significative
la santé de leurs populations.
(à Cuba, l’espérance moyenne
de vie est de près de 75 ans).
Ces
politiques étaient entre autres fondées
sur les savoirs traditionnels,
l’utilisation des plantes médicinales,
la prévention…
Les multiples crises, combinées,
auxquelles est confrontée l’humanité,
dont la crise écologique, invitent
et offrent l’opportunité de prendre
au sérieux ces diversités de philosophie,
de réexaminer le rapport à
la nature, le concept de progrès, la
nécessaire diversité culturelle à pré
server, de penser à la fois l’unité de
notre monde et sa diversité.
La profondeur de la crise offre aussi
une opportunité d’avancer une nouvelle
génération de droits fondamentaux,
revendiqués de façon plus
explicite par le Sud, qu’il s’agisse du
droit pour chaque peuple de choisir
son modèle de développement, des
droits des générations futures à un
environnement vivable, les droits
de la « Terre-Mère », les droits à la
souveraineté alimentaire, les droits
à l’accès aux biens communs tels
que l’eau, les semences, l’énergie,
la biodiversité, l’air et le climat, le
droit du «bien-vivre »...
Comme le répète François Houtart,
la santé ne peut pas être « un bien
dont on dispose dans la mesure de
ses moyens, et que des spécialistes
du domaine transmettent comme un
dépôt. Elle est un droit de tout être
humain, partie d’un bien-être géné
ral. Elle est un des secteurs privilé
giés dans lequel peut se construire
un nouveau paradigme de la vie
collective de l’humanité sur la planète
».
Solidarité Santé Sud, comme acteur
du Nord, solidaire et partenaire d’acteurs
du Sud, s’efforce de prendre
en compte la pensée et les modes
d’action du Sud. La distance que
nous tentons de garder vis-à-vis de
la pensée occidentale, y compris de
sa tradition critique, ne nous amène
cependant pas à en nier et en rejeter
les atouts, les forces, ce qu’elle recèle
de possibilités historiques pour
l’émancipation sociale.
Les luttes
émancipatrices du Nord ont forgé
des outils conceptuels, organisationnels,
pratiques qu’il importe de mettre
en valeur et qui peuvent aussi, et
encore, constituer des sources, des
exemples, des références pour tout
qui, partout dans le monde, se bat
pour l’égalité des droits humains, en
particulier des droits à la protection
sociale.
Il nous faut penser et vivre en inté
grant constamment la dialectique
entre unité et diversité, socle commun
de l’humanité et diversités des
expressions culturelles.